Illustration: Les Furtifs d'Alain Damasio : Quand l'insaisissable défie le monde surveillé

Les Furtifs d'Alain Damasio : Lorsque l'insaisissable défie le monde surveillé


Dans le paysage de la littérature d’anticipation française, Les Furtifs d’Alain Damasio se dresse comme une œuvre monumentale. Ce roman publié en 2019 après presque dix ans d’écriture représente une véritable déflagration littéraire. Ce qui me fascine particulièrement dans cette création, c’est sa capacité à fusionner une critique sociale acérée avec une inventivité linguistique stupéfiante, le tout porté par une intrigue haletante.

Un monde dystopique terriblement familier

L’histoire se déroule dans un futur proche, en 2040, dans une France où les métropoles ont été rachetées par des multinationales. Orange possède Marseille, Veolia contrôle Lyon, et ainsi de suite. Les citoyens sont devenus des “usagers” soumis à une surveillance constante et à une marchandisation de chaque aspect de leur existence. Dans ce contexte oppressant, nous suivons Lorca Varèse, un ancien policier d’élite, dont la fille Tishka a mystérieusement disparu quatre ans plus tôt.

Cette disparition n’est pas ordinaire : Tishka aurait été “prise” par les Furtifs, des créatures légendaires capables de se métamorphoser en s’appropriant la matière environnante. Invisibles au commun des mortels, ces êtres symbolisent la résistance ultime au capitalisme de surveillance. Lorca intègre alors une unité spéciale traquant ces créatures, avec l’espoir secret de retrouver sa fille.

Une architecture narrative complexe et innovante

Damasio construit son récit à travers une polyphonie narrative remarquable. Quatre personnages principaux prennent la parole tour à tour, chacun avec sa typographie distinctive : Lorca, Sahar (son ex-femme), Agüero (un membre de la résistance) et Saskia (une scientifique). Cette structure permet d’aborder la réalité sous différents angles et de créer une expérience de lecture immersive.

La temporalité du roman est également complexe, avec des allers-retours entre présent et passé qui éclairent progressivement les motivations des personnages et l’évolution de leur société. À mes yeux, cette construction narrative reflète parfaitement le caractère insaisissable des Furtifs eux-mêmes – toujours en mouvement, jamais là où on les attend.

Une révolution linguistique

La véritable prouesse de Damasio réside dans son travail sur la langue. L’auteur invente des néologismes, détourne la syntaxe et crée des rythmes narratifs qui épousent les émotions et les sensations de ses personnages. Chaque voix possède sa propre musicalité, son propre souffle. Pour Lorca, ancien militaire au cœur brisé, les phrases sont souvent courtes, percutantes, tandis que Sahar s’exprime avec plus de fluidité et de poésie.

Je considère que cette inventivité linguistique constitue bien plus qu’un simple exercice de style. Elle incarne la résistance même à l’uniformisation du langage dans une société où la communication est formatée par les algorithmes et les intérêts commerciaux. Les Furtifs sont d’ailleurs décrits comme des êtres de langage autant que de matière, capables de “phraser” le monde.

Une critique sociale visionnaire

Les Furtifs déploie une critique implacable du capitalisme de surveillance et de la smart city. Damasio y dénonce la privatisation des espaces publics, la surveillance généralisée via les objets connectés, et l’appauvrissement des relations humaines dans un monde ultra-technologique. Les habitants portent des “bracelets” qui leur permettent d’accéder aux services de la ville selon leur niveau d’abonnement, créant une ségrégation économique institutionnalisée.

Ce qui frappe dans cette vision dystopique, c’est sa proximité troublante avec nos réalités contemporaines. Damasio extrapole des tendances déjà à l’œuvre dans nos sociétés, les poussant jusqu’à leurs conséquences ultimes. La smart city qu’il décrit n’est pas un cauchemar lointain mais l’extension logique de nos choix technologiques actuels.

Les Furtifs comme métaphore de la résistance

Les créatures éponymes du roman représentent l’altérité absolue, l’insaisissable dans un monde qui prétend tout cataloguer. Êtres de métamorphose permanente, ils incarnent une forme de vie qui échappe radicalement aux logiques de contrôle et d’exploitation. Leur capacité à absorber la matière pour se transformer évoque une relation symbiotique avec l’environnement, à l’opposé du rapport extractiviste dominant.

À travers ces créatures fascinantes, Damasio explore des thèmes profonds : l’altérité, la liberté, la possibilité même d’échapper aux systèmes de contrôle. Les Furtifs deviennent ainsi une puissante métaphore de la résistance créative face à l’uniformisation du monde.

Une œuvre totale

Les Furtifs ne se contente pas d’être un roman d’anticipation. Il s’agit d’une œuvre totale qui mobilise tous les sens. Damasio a d’ailleurs prolongé l’expérience à travers une création sonore avec son groupe Palo Alto, donnant littéralement voix aux créatures et aux ambiances de son univers.

Le roman interroge également notre rapport au temps, à l’espace urbain, à la parentalité et à l’engagement politique. La quête personnelle de Lorca pour retrouver sa fille s’entrelace avec des questionnements collectifs sur la possibilité de réinventer nos modes de vie.

Conclusion

Les Furtifs s’impose comme une œuvre majeure de la littérature contemporaine, dépassant largement les frontières de la science-fiction. Je vois dans ce roman une invitation puissante à résister à l’emprise technologique et capitaliste sur nos existences, à redécouvrir des espaces de liberté dans les interstices du système.

Par son audace formelle et la profondeur de sa réflexion politique, Damasio nous offre bien plus qu’une dystopie : une vision alternative du monde où la créativité, l’insaisissable et le vivant reprennent leurs droits. Dans un paysage littéraire souvent formaté, Les Furtifs rappelle avec force que la littérature peut encore être un lieu de subversion et d’invention radicale.

Illustration: Les Furtifs d'Alain Damasio : Quand l'insaisissable défie le monde surveillé